Quelle théorie pour l’éducation à l’écoute ?

Le 14 août dernier disparaissait le compositeur et théoricien Raymond Murray Schafer, cofondateur dans les années 60 d’un « projet global d’environnement sonore » développé à l’Université Simon Fraser au Canada. Le chercheur laisse derrière lui un héritage pédagogique fascinant, nous invitant plus que jamais à développer une éducation à l’écoute nécessaire à la compréhension des enjeux de nos paysages contemporains.

Quelle théorie pour l’éducation à l’écoute ?

« Music is sounds, sounds around us whether we’re in or out of concert halls. »

John Cage, cité par R. Murray Schafer dans l’introduction de son livre The New Soundscape (1969)

Appréhender le monde grâce à l’écoute

Dès notre naissance, notre oreille joue un rôle majeur dans notre développement. Grâce à elle, nous vivons l’une de nos premières expériences sensibles et nous créons nos premiers repères spatiaux. Avec le développement de l’ouïe, nous faisons l’acquisition du langage ; l’apprentissage d’une écoute fine est donc essentielle pour le développement de l’enfant. Dans son ouvrage La Saveur du Monde : Une anthropologie des sens, le sociologue David Le Breton explique que l’ouïe se révèle être fondamentale pour le développement moral et intellectuel car la pensée humaine s’incarne dans le son de la voix. [1] Nous exprimons de multiples choses à l’aide de cette dernière : idées, faits, concepts, sensations, sentiments… En situation d’apprentissage, l’ouïe devient une interface qui décode et réorganise l’information pour qu’elle fasse sens. « Le corps est non seulement une matière de sens, mais l’instrument premier pour appréhender le monde » souligne-t-il. De fait, l’apprentissage se construit sur l’acte d’écouter, qui consiste ni plus ni moins à faire de la place à ce qui se passe à l’extérieur. L’apprenant « tend l’oreille » pour recevoir l’information. Il la comprendra en lui faisant de la place et en exerçant ses facultés intellectuelles. Dans plusieurs sociétés, le sonore et l’ouïe sont ainsi assimilés à la pensée. Cette prépondérance du sonore dans la communication amène Le Breton à désigner l’ouïe comme le « sens fédérateur du lien social ».

L’écoute nous permet donc de tisser des liens. C’est d’abord par le son que l’enfant intègre sa culture d’appartenance, notamment par celui de la voix de ses parents qui le bercent avec leurs paroles. C’est également par le son que les membres d’une communauté se réunissent. Produit en groupe, le son affirme le sentiment d’appartenance et de solidarité sur le plan social. C’est enfin par le son que les êtres humains mesurent leur degré d’affinités. L’harmonie est signe d’ouverture – être au diapason, être à l’écoute, être en résonance –, tandis que le bruit est souvent perçu comme susceptible de perturber le lien social.

L’ouïe, un sens trop souvent subordonné à la vue

Pour autant, objectivement, la vue a supplanté l’ouïe dans notre mode de conception du monde. C’est lors de la Renaissance, avec l’invention de l’imprimerie et l’apparition de la perspective en peinture que l’image devient reine, laissant peu de place à l’oralité et à l’écoute. Notre préférence sensorielle pour la vue modèle indubitablement notre rapport direct à la réalité. Cette domination s’est accentuée avec le développement de « la société de l’écran » dont parle la chercheuse Frau-Meigs dans son ouvrage Penser la société de l’écran ? Dispositifs et usages. [2] L’invention de l’écran dynamique constitua une rupture. Se différenciant des autres technologies, le dispositif réussit à se faire une place de choix dans les circuits industriels et commerciaux mais également dans les foyers, faisant évoluer grandement nos rapports sociaux, mais également notre monde sensoriel. Même si nous continuons à percevoir notre environnement grâce à l’ensemble de nos sens, nos différentes modalités perceptives se neutralisent régulièrement, ne passant plus que par la vue. Ce réductionnisme nous donne l’illusion que l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût sont subordonnés à la vue par nature. En réalité, ces sens n’a rien à envier à la vue : chacun d’eux possède des qualités certaines pour appréhender notre environnement. Redonner une place de choix à l’ouïe, c’est la volonté de la chercheuse Salomé Voeglin dont l’écoute attentive est l’objet de recherche. [3] Elle rappelle la nécessité d’une écoute libérée de tout repère visuel. Selon elle, l’écoute n’est pas qu’un simple mode de réception physiologique mais véritablement un acte d’engagement avec le monde, une manière de traverser le paysage. Mais comment faire de la place à l’écoute dans un monde saturé par l’image ? Comment redonner du pouvoir à l’ouïe ?

Avec R. Murray Schafer, “tout est musique”

Le travail du canadien Raymond Murray Schafer nous donne des éléments de réponse pour envisager l’écoute comme un acte vertueux, permettant à la fois de saisir la beauté et la complexité du monde et de ses relations. Né en Ontario, en 1933, Schafer étudia la musique et exerça les fonctions de professeur d’études de Communication en Colombie-Britannique. En tant que compositeur et musicien, il fut le premier à promouvoir une vision différente de l’éducation musicale basée sur l’écoute attentive de l’environnement. Ses recherches sont une référence dans le milieu de l’écologie sonore, discipline qui s’attache à l’étude de la structure et de la composition des « paysages sonores » (“soundscape” en anglais). Avant les années 70, l’idée qu’un paysage puisse se révéler « sonore » relevait encore de la légende. Quand R. Murray Schafer publie en 1977 son ouvrage The Tuning of the Word, traduit en français sous le titre de Le Paysage Sonore en 1979, il fait figure de précurseur dans une décennie où l’on rêve d’invention et d’évasion.

Livre de R. Murray Schager
Le paysage sonore de R. Murray Schager

Mais comment définir un paysage sonore ? Un paysage sonore peut être un environnement sonore naturel composé de sons tels que des bruits d’animaux, ou ceux du vent et de la pluie par exemple, mais également un environnement créé par l’homme à travers une création musicale ou des activités de la vie quotidienne comme une conversation, la réalisation d’un ouvrage ou encore l’utilisation d’engins mécaniques industriels. L’expression « paysage sonore » peut également renvoyer à un enregistrement audio ou à une performance sonore qui donnent la sensation de se trouver dans un environnement sonore particulier, ou à des compositions musicales élaborées à partir de sons extraits d’un environnement réel avec ou sans interprétation musicale.  L’analyse d’un paysage se fait en relevant ses caractéristiques mais également les sons qui s’y distinguent, individuellement et/ou en fonction de la domination qu’ils exercent. Une classification s’opère alors en différentes catégories, tonalités, signaux et les empreintes sonores. [4] Avec ses travaux, Schafer nous fait prendre conscience de la beauté des paysages, de leur diversité mais aussi de leur caractère menacé. Il nous invite à nous poser la question de la préservation des milieux sensibles et à conserver leurs traces grâce à l’enregistrement sonore.

Avec Schafer, c’est donc toute une nouvelle discipline qui apparaît et se structure grâce à ses recherches, celle de l’écologie sonore qui est l’étude des sons dans leurs rapports avec la vie et la société. Et son projet ne se limite pas qu’à la musique et au son. Ce n’est rien ni plus ni moins qu’une nouvelle philosophie qu’il propose, un mouvement qu’il souhaite transdisciplinaire. Ainsi dans son ouvrage The Tuning of the World, Schafer compare le développement de sa discipline avec la structuration de la célèbre école allemande du Bauhaus dans les années 20, école d’architecture et d’arts appliqués qui désigna par extension un courant artistique de l’esthétique moderne. Il écrit : « L’action coordonnée de talents de toutes disciplines créait un champ nouveau d’étude ; l’école inventa l’esthétique industrielle. Le Bauhaus amena l’esthétique à la machine et à la production de masse. A nous, aujourd’hui, d’en faire autant pour l’acoustique. A nous de créer une discipline commune aux musiciens, aux acousticiens, aux psychologues, aux sociologues et à d’autres encore, où tous étudieront ensemble le paysage sonore pour essayer de l’améliorer. » [5] En s’intéressant à l’écologie acoustique et en tentant d’en faire une discipline moteur, le compositeur s’inscrit dans la lignée de John Cage (1912-1992), grande figure de la musique qui proclamait explicitement que « Tout est musique ». [6]

Apprendre à écouter

En France, l’éducation à l’écoute est encore peu présente à l’école. Lorsque des jeux de reconnaissance sont menés en classe, il s’agit souvent d’activités ponctuelles et non d’ateliers conçus spécifiquement dans un objectif d’éducation à l’écoute. Pourtant, la proposition de Schafer peut tout à fait être envisagée comme une forme d’éveil musical, et de fait être déployée dans le cadre de l’éducation à la musique. Devenir un auditeur attentif, c’est aussi devenir musicien. Comme le soutient le chercheur François Delalande, l’éveil musical est une expérience musicale complète qui n’a pas nécessairement besoin d’être considérée comme une « préparation » à la pratique musicale. Certes l’activité peut amener à l’étude du solfège ou à la pratique d’un instrument mais de par sa richesse exploratoire, elle peut tout à fait être un but en soi. [7] Au Québec, les recherches et les expérimentations liées à l’éducation à l’écoute sont plus nombreuses. Enseignante en éducation musicale et chercheuse sur la question de l’environnement sonore en milieu scolaire au Québec, Pascale Goday a lancé en 2017 un projet d’éducation sonore. Intitulé « Une approche de l’écologie sonore adaptée à l’école », il s’inspire du concept d’écologie sonore de Schafer. [8] Il s’agit d’amener les élèves à acquérir au quotidien une meilleure connaissance du monde sonore qui les entoure en présentant ses bons côtés comme les moins bons tels que la pollution sonore. Le but est aussi de susciter une prise de conscience autour de leurs habitudes d’écoute, et de développer un regard critique sur leur environnement. Très vite, il a été question de sensibiliser l’équipe éducative. « Eduquer au sonore c’est travailler sa posture d’une façon créative, sensible.» souligne la chercheuse. [9] Comme l’explique Vincent Bouchard-Valentine, enseignant-chercheur à l’UQAM, le développement d’une sensibilisation à l’acte d’écoute ne peut se faire que sur le moyen voire le long terme. [10] L’objectif serait de permettre à chacun de développer une nouvelle affinité, positive, avec son ouïe, de mieux vivre son propre environnement sonore et d’entretenir un meilleur rapport avec l’espace collectif. Au-delà des considérations théoriques et pédagogiques liées au développement des compétences musicales hors des schémas traditionnels, cette démarche pourrait également être en mesure d’offrir de riches perspectives éducatives pour l’éducation relative à l’environnement. En effet, l’éducation à l’écoute peut ancrer le développement des compétences musicales dans la relation esthétique à l’environnement sonore, et en même temps, s’appuyer sur les multiples interactions qui composent cet environnement pour soutenir le développement de compétences écocitoyennes… Nécessairement utiles aujourd’hui.

Article rédigé par Coline LIARD 2022

[1] Le Breton, D. (2006). La saveur du monde : une anthropologie des sens Paris. Métailié.

[2] Frau-Meigs, D. (2011). Penser la société de l’écran. Dispositifs et usages. Paris, Presses Sorbonne Nouvelle.

[3] Pisano, L. (2019). The political possibility of sound. Interview with Salomé Voeglin. Digicult.it, URL : http://digicult.it/articles/the-political-possibility-of-sound-interview-with-salome-voegelin/ 

[4] Voir « Physionomie du paysage sonore » p.31 du livre Le Paysage sonore, le monde comme musique de Schafer

[5] Schafer, R. M. (2010). Le Paysage sonore, le monde comme musique, 1977, réédition Wildproject 2010, p.24-25

[6] John Cage est un compositeur américain qui fut l’une des figures les plus importantes de la musique au XXe siècle. Ses recherches sur la facture instrumentale, les techniques de composition liées au hasard, la musique électronique et ses réflexions philosophiques ont profondément changé les conceptions et les perspectives musicales.

[7] Delalande, F. (2017). La musique est un jeu d’enfant, Buchet-Charstel / INA, 384 p.

[8] Goday, P. (2020). Une approche de l’écologie sonore adaptée à l’école. Nectart, 10, 40-47. https://doi.org/10.3917/nect.010.0040

[9] Conférence en ligne « Les enjeux du sonore dans le système éducatif » dans le cadre de la Semaine du Son au Canada, lundi 23 mars 2020, en ligne à l’adresse : https://lasemainedusondelunescocanada.blogspot.com/p/soiree-de-lancementlundi-23-mars.htm

[10] Ibid.