Le "cinéma pour les oreilles", qu'est-ce que c'est ?
Nolwenn Thivault : Tu es un peu précurseur dans la création sonore immersive, et tu as déjà fait des films sonores. Mais tu peux nous dire de quoi il s’agit vraiment ?
Gilles Mardirossian : C’est une écriture qui met en scène le sonore, qui l’organise autour d’un récit, d’un univers… Mais avant tout, avec ces films sonores, il s’agit d’inviter à l’écoute autrement, parce que ce temps de l’écoute est incompressible. On ne peut pas avoir des raccourcis comme à l’image avec des plans de coupe. On ne peut pas le résumer. C’est en soi une expérience parce que l’écoute, c’est une exploration.
Ensuite, on s’adresse à la subjectivité des auditeurs. Prenons l’exemple de la mer : celle que j’entends, c’est la mienne. Je peux balancer un son de mer que j’ai travaillé, mais elle fait appel à celle de la mémoire de l’auditeur. C’est la somme des différences ou des peurs passées. C’est peut-être la somme de souvenirs de l’enfance. Elle est forcément subjective et c’est sur ces ressorts-là que le son peut jouer aussi. Un micro donne une couleur, et le fait de le positionner un moment dans l’espace ou dans un endroit ou avec une acoustique ou une intention de mouvement ou pas, c’est déjà une interprétation ou une subjectivité.
Donc le cinéma pour les oreilles c’est une écriture avec une perception subjective et un récit. L’auditeur doit être immergé dans cette proposition sonore qui raconte, avec des images {sonores} et un scénario, comme un film finalement. C’est-à-dire que même si on part d’un sujet relativement précis, il faut en travailler l’interprétation. Ça passe par le filtre d’une réécriture dans l’organisation et le montage, mais comme un film finalement.
Pour moi, l’écoute est un « rêve obligé », à partir d’éléments pris dans le réel et que j’articule pour rétablir un discours, une forme, un récit… Quand je dis récit, on peut avoir narration ou pas narration. C’est peut-être juste une succession d’événements, de moments sans présence d’un narrateur ou d’une voix qui accompagne, écoute. Ça peut être que des situations, des rencontres, ça, c’est presque l’idéal. Mais aussi avec des éléments narratifs ou poétiques.
Nolwenn Thivault : Mais en quoi ces projets ne sont pas simplement des créations sonores mais bel et bien des « films sonores » ?
Gilles Mardirossian : On peut considérer que le son est une fabrique d’images. C’est valable pour la radio en général mais là ça va plus loin encore. Le fait d’immerger l’auditeur dans cet espace dédié au cinéma, ça change tout psycho-acoustiquement. Dans ce contexte on est tenu de s’approprier certains codes du cinéma. En termes d’écriture, je suis obligé de tenir compte de cet espace.
Donc, ça sous-tend de jouer sur une dramaturgie liée non seulement au scénario lui-même, mais à cet espace favorisé en attachant une certaine importance à la spatialisation bien sûr.
Enfin, un dernier petit détail : Normalement, dans la création sonore on essaie d’éviter le son illustratif (une porte qui s’ouvre quand quelqu’un rentre dans un lieu par exemple…). Ce sont des bruitages assez référencés « cinéma hollywoodien » et ça ne fait pas trop partie de nos esthétiques habituellement. Or là, je suis obligé de les intégrer dans mon écriture. Enfin, en tout cas, je suis obligé d’en tenir compte parce que justement, l’auditeur va être dans un espace référencé avec une forme de standardisation. Donc je dois le surprendre d’une certaine manière sans le bousculer, parce qu’on n’est pas dans un espace de création contemporaine ou on peut prendre le risque de perdre l’auditeur. Là, il me semble que je ne peux pas prendre en otage le public avec une certaine manière d’une expression à laquelle on n’est pas censé s’attendre. .
« Avec ces films sonores, il s’agit d’inviter à l’écoute autrement. C’est en soi une expérience, c’est une exploration. »
La résidence au cinéma du TNB : le projet en germe de Gilles Mardirossian
Nolwenn Thivault : J’aurais bien aimé que tu nous parles de la manières dont tu as abordé ta résidence de création.
Gilles Mardirossian : Alors en fait, si je reprends un peu la chronologie du projet, il n’y avait que trois semaines entre l’appel à projet et le moment de la résidence. Heureusement, Narrason a organisé une journée de rencontre dans le lieu, le TNB, et ça a été très important. En tant qu’artiste en résidence, il est très important pour nous de rencontrer l’âme du lieu, et les gens…
Normalement, lorsque que je fais une résidence j’ai besoin de temps pour entrer en résonance avec l’identité du lieu. Du temps de prospection, de vie, d’accompagnement… Imaginons que je travaille sur une ZAD. Il est évident que j’ai besoin de rester, ne serait-ce que trois semaines dans ce lieu pour le vivre et rencontrer tous les acteurs de la ZAD. Pour un cinéma, c’est exactement pareil. Est ce qu’il y a un travail au long cours qui est développé par le lieu pour rencontrer les gens, développer une fréquentation de la salle de cinéma ? Quelles thématiques développent-ils dans leur programmation… ? Donc ça, ça demande du temps.
Le calendrier imposé par cette résidence ne rendait pas cela possible. L’autre option était de profiter d’une expérience particulière du lieu correspondant au calendrier. Or là, après cette première rencontre, la seule possibilité était le festival Travelling dont le thème de cette année était le cinéma tchèque et plus particulièrement la ville de Prague.
Vu le peu de temps qu’il me restait, j’ai dû rapidement choisir un axe, un angle. En lisant la programmation, le cinéma tchèque dans son ensemble aurait été passionnant mais ce n’était pas possible dans le temps imparti.
Très rapidement, j’ai fait un focus sur une des spécificités du festival Travelling, à savoir le cinéma d’animation tchèque et les artistes du début d’après-guerre, le cinéma en stop motion ou avec des marionnettes. Donc j’ai resserré l’angle. Je l’ai resserré aussi parce que, à ce moment-là, dans le cahier des charges, il me semblait que le jeune public était une des données importantes à aborder.
Donc j’ai fait une proposition de docu-fiction autour d’une histoire entre une animatrice tchèque qui s’appelle Lenka et son perroquet qui s’appelle Mirek (qui veut dire paix en tchèque) et où l’interaction entre ces deux personnages part d’un accident : Lenka a perdu une partie de sa mémoire suite à un accident cérébral. Elle devra faire resurgir, au travers d’un cheminement, ce qui est resté en creux, ce qui a disparu de son univers, soit toute sa culture qui inspire son travail de créatrice. Et puis son passé qui nourrit son enfance, qui nourrit son inspiration, mais aussi la notion de désir. Et en fait, j’en viens plutôt là. C’est cette notion de désir que je j’interroge tout au long de mes rencontres.
Ça interroge aussi le temps qui passe et une certaine identité. Ou l’incertitude, « l’incertaine identité du moi », en fait. C’est une thématique chère à Kundera, souvent employée dans ses romans. C’est le présent à soi, avec le souvenir comme forme d’oubli.
Maintenant, il faut que je lui donne chair. C’est là le plus compliqué. J’ai dû interroger des spécialistes autour de leurs propres thématiques, mais en les faisant un petit peu glisser sur la mienne… .
Nolwenn Thivault : Parlons de la diffusion : est-ce que toi, dans ta tête, tu te projettes dans la diffusion de ton œuvre dans cette salle de cinéma du TNB uniquement? Ou arrives-tu à envisager les diffusions futures dans d’autres endroits ?
Gilles Mardirossian : Alors, il y a deux aspects très importants : déjà, il y a la salle en termes d’entité portée par Stéphanie Jaunay. Bien sûr que ma rencontre avec elle et tout le staff, y compris les deux directeurs du festival Travelling a été déterminante. Je m’inspire de l’énergie de ces personnes qui portent le projet. Puis il est évident que le lieu Bretagne aussi est très important pour moi, en tout cas parce que c’est un lieu très riche en ce qui concerne l’artisanat du cinéma. Il y a énormément d’actions qui sont menées dans la région bretonne. Un certain cinéma documentaire y est aussi assez accompagné. Avec en plus une singularité de toujours, des angles un peu particuliers.
Et il y a autre chose qui est très intéressant dans ce projet : la dimension inter-salles à l’échelle européenne. Il va falloir que j’essaie de faire ressentir ce lieu du TNB à d’autres salles dont la perception de la langue est forcément étrangère et qui seront sans images. Parce qu’encore avec l’image sous-titrée, on peut décrocher de temps en temps parce que l’image prend le relais. Mais là, pour le coup il s’agit d’immerger des gens qui viennent dans une salle de cinéma et qui ne sont pas vraiment super sensibles à la radio dans leur quotidien. Comment je vais réussir à garder l’attention, arriver à les émouvoir, à les sensibiliser, en gardant mon identité aussi et ma capacité à créer du sonore de manière assez singulière ?
C’est toujours compliqué d’aborder le sonore seul. Et dans ce contexte de la salle, ça nous oblige à une écriture qui est un peu moins libre qu’une installation sonore ou un atelier de création radiophonique. On sait d’emblée que dans ateliers de création, il y a une subjectivité de l’auteur qui lui permet une certaine liberté et qui peut donner aussi à l’auditeur la capacité de quitter l’écoute quelques secondes, d’aller dans son salon, de s’endormir et de récupérer. Dans une salle de cinéma, on peut peut-être s’endormir, mais en multicanal, c’est un peu compliqué parce que les sons viennent vous titiller.
Et surtout on est quand même prisonnier du lieu : On va dans une salle de cinéma. Mais le lieu va proposer à un public une approche différente, celle d’un « film sonore ». Donc quelque part, c’est déjà ambigu. On prend le public qui a l’habitude d’aller en salle pour voir un film, mais ici c’est un film uniquement sonore. Qu’est-ce que ça veut dire un « film sonore » dans une salle de cinéma ? Donc voilà, il y a toutes ces interrogations-là qui sont loin d’être évidentes et qui m’obligent beaucoup et qui me font sortir de ma zone d’expression usuelle. .
« Et il y a autre chose qui est très intéressant dans ce projet : la dimension inter-salles à l’échelle européenne. Il va falloir que j’essaie de faire ressentir ce lieu du TNB à d’autres salles dont la perception de la langue est forcément étrangère et qui seront sans images. »
Le dispositif de diffusion des films pour les oreilles : l’immersion en Dolby 5.1
Nolwenn Thivault : J’ai souhaité que ce soit un film sonore en Dolby 5.1, car c’est la norme de base de tout équipement son dans une salle de cinéma. Qu’en penses-tu ?
Déjà le 5.1 c’est un terme qui émane du cinéma, qui est né avec le cinéma. C’est un format qui permet, à mon avis, de sortir du champ stéréo et de ce fameux triangle : En fait, on est quand même pris dans une sorte de triangle qui serait le frontal de la mono avec des dialogues qui sont souvent en plein centre, et sur les côtés les ambiances, les bruitages, les sons anecdotiques, la musique… Le 5.1 est une augmentation de cela.
La grosse force d’une création sonore dans une salle de cinéma utilisant ce procédé, c’est de jouer sur les éléments cognitifs de l’auditeur et son immersion. On est sur des paramètres d’immersion, de sensation. Il faut surprendre l’auditeur aussi, par rapport à la standardisation d’un son qui arriverait toujours de manière à le rassurer (il faut toujours une zone de confort). Et ça suppose d’explorer les phénomènes psychoacoustiques. Par exemple, on sait qu’un son qui vient de l’arrière donne l’idée de danger. Si on en abuse on qu’on utilise ça de façon brutale, ça peut rendre l’écoute insoutenable. Il y a plein de paramètres comme ça à prendre en compte, et en même temps il faut en jouer. Il faut vraiment jouer avec la nature, l’intensité, la couleur et le mouvement des sons, pour créer cette immersion.
A titre d’exemple, j’ai une séquence où le perroquet Mirek se met à rêver. C’est l’occasion de se retrouver dans une forêt imaginaire, qui sera musicalisée. Je fais entrer l’auditeur dans ce rêve, dans une forêt réelle que j’ai captée sur le terrain. C’est à dire qu’à un moment, la vérité est tordue par une interprétation de ce réel, pour partir encore plus loin dans l’immersion. Le musical peut soutenir l’action, mais là, nous, dans notre cas, c’est un pas de côté poétique.
C’est l’amplification d’un rêve où on suspend le récit. Et je vais jouer sur la profondeur de champ sonore, ce qui permet à l’auditeur de lâcher prise. Ce sera peut-être un silence habité, on n’est pas obligé de surcharger l’écoute. Mais il faut laisser à l’auditeur la capacité de s’emparer de ce qui se passe pour continuer à rêver par lui-même. Il faut qu’il puisse se représenter des images qui ne seront ni les miennes, ni celles de son voisin. Ça lui permettra d’aller ailleurs avant de reprendre le récit.
Ce qui me paraît important, c’est de laisser ces espaces-là, c’est à dire qu’il y a l’espace objectif et l’espace subjectif. Et pour moi, il est aussi important que celui du récit à proprement parler. Mais ça nécessite vraiment de travailler l’espace sonore, et le multicanal permet cela.
« Le 5.1 c’est un terme qui émane du cinéma, qui est né avec le cinéma. La grosse force d’une création sonore dans une salle de cinéma utilisant ce procédé, c’est de jouer sur les éléments cognitifs de l’auditeur et son immersion. »
Propos recueillis par Nolwenn Thivault dans le cadre de l’enregistrement du film sonore « Ranime-toi Lenka » par Gilles Mardirossian