D’abord, un souffle. Celui d’une bête ? D’un homme ? La scène s’ouvre sur un taureau, noir, figé dans l’ombre. Son souffle semble envahir l’espace, haletant, trop court peut-être pour être celui d’un animal. C’est le premier trouble de Tardes de Soledad, une confusion sonore qui vient immédiatement brouiller la place du torero et du taureau dans cette danse de la mort.
L’invisible présence de la foule
Le public est là et pourtant il n’existe presque pas à l’image. Clameurs, rugissements, exclamations, pétards, plutôt que le montrer, Albert Serra le fait entendre. Faisons-nous partie de cette masse spectatrice qui assiste à la mise à mort ? Sommes-nous dans l’arène, au plus proche du corps du torero ou du taureau qui s’effondre ? Par cette mise en scène du sonore, le réalisateur nous transforme en présence flottante, à la fois observateur.ices et participant.es involontaires de la cérémonie.
Avant d’écrire ces lignes, j’ai découvert qu’Albert Serra avait initialement équipé les membres de la cuadrilla de micros sans fils. Ces micros se focalisent sur un spectre court, ils enregistrent essentiellement les voix. Dans cette situation, les voix se sont révélées mélangées donc peu utilisables : trop de monde, trop de bruits parasites, un flot inexploitable. Mais au milieu de ces interférences, à l’intérieur de cette cacophonie ingérable : des froissements d’étoffes, des claquements de mains sur les cuisses, quelques bruits feutrés des bottes sur le sable de l’arène se sont révélés magnifiques. Des sons insignifiants en apparence qui sont au final devenus la matière première d’une tension au rendu palpable. Dans Tardes de soledad, le combat ne se joue donc pas dans les cris de la foule mais dans les gestes imperceptibles de ceux qui préparent ou ceux qui attendent.

Le perpétuel reflet du torero
Andrès Roca Rey se regarde constamment. Il est LE sujet du film. Devant un miroir de chambre d’hôtel, sur le verre fumé d’un ascenseur, dans le reflet de vitre de la voiture qui le conduit vers son prochain combat. Une contemplation égocentrique qui lui permet probablement d’incarner pleinement son rôle. À l’écran, ce regard nous englobe : nous en devenons le miroir. Nous observons et cherchons à comprendre ce qui se joue derrière ce visage figé ou très mobile parfois grimaçant. Nous sommes les témoins de cette gloire qui enfle à mesure que les taureaux tombent. Pourtant la victoire est sans euphorie.
« Ce que je filme est du matériel pour faire des combinaisons purement expressives. »
La quadrille parle et le torero se tait
Dans la voiture, les membres de la cuadrilla s’animent, galvanisent leur héros avec une brutalité presque caricaturale. « Tu as les plus grosses (***) de l’arène« , « Personne d’autre que toi ne peut faire ça« … Mais lui, Andrès reste silencieux. Un sourire vague, le regard perdu, fixant un horizon qu’on ne peut que deviner. Un silence épais qui en dit plus que toutes les louanges hurlées à son oreille. L’un des seuls à partager ce mutisme est son habilleur, cet homme discret qui l’aide à revêtir son costume de lumière. Une scène de transformation qui, sous ses airs de rituel, ressemble étrangement aux préparatifs d’une diva de cabaret, coincée dans un corset trop serré, tirée et soulevée pour que l’étoffe épouse parfaitement le corps.
L’ultime danse
Et puis il y a l’animal, docile malgré lui, attiré par la danse d’un tissu rouge qui l’oblige à contourner l’homme, encore et encore. On assiste à un combat qui n’en est pas un, plutôt comme un jeu de réflexes, une mécanique de détournement où l’homme impose son rythme où l’animal s’y plie, sans comprendre. Et dans cette étrange chorégraphie, le torero ne joue pas seulement sa vie : il joue son image. Il joue son allure, son maintien. C’est un ballet où chaque mouvement est un pari contre la mort, un pari que l’homme finit par perdre car au mieux il blesse, au pire il tue.
Une fois le taureau tombé, que reste-t-il ? Juste un corps emporté par le biais d’une glissade étonnamment rapide et l’écho de cette respiration initiale. Homme ou bête, on ne sait plus. Albert Serra nous livre un extraordinaire documentaire, il se trouve qu’il est sur la corrida, sujet qui lui a semblé suffisamment fort pour aborder ce genre pour la première fois. Il propose un espace sonore et visuel qui révèle brillamment l’essence du duel : la tension entre le bruit et le silence, la gloire et le néant.
Nolwenn Thivault
Tardes de soledad sort en salles le 26 mars 2025.
Pour aller plus loin
La citation qui apparait en bleu dans cet article est issue d’un entretien avec Albert Serra proposé par site Double-Croche que Narrason vous encourage à consulter.