1. Processus de création d'une fiction sonore
Gilles détaille les grandes étapes qui lui ont permis de donner vie à « Ranime-toi Lenka ! »
Étape 1 – Décembre 2021/Janvier 2022 : Découvrir les sources d’inspirations, proposer une idée
Fin décembre : Première venue au TNB avec Nolwenn, afin de rencontrer Stéphanie Jaunay, coordinatrice du cinéma, et de découvrir ses équipes et l’âme du lieu. Ce fut aussi l’occasion de rencontrer les responsables du festival Travelling (Anne le Hénaff et Fabrice Bassemon) et de prendre connaissance de la programmation du festival 2022 pendant lequel il a été convenu que j’enregistrerai, début février.
En janvier j’ai alors élaboré une histoire singulière par laquelle je pourrai rencontrer les participants du festival afin de les intégrer dans le projet. Lenka et Mirek étaient nés !
Fin janvier, je me suis ainsi préparé au festival : organiser le planning des rencontres pour enregistrer des situations, des interviews, et voir un maximum de films ou d’évènements. Choisir des axes d’interview en fonction d’un plan de documentaire imaginé sur la thématique du Festival et les intervenants ainsi que les thématiques à aborder en fonction de leur expression artistique ou intellectuelle.
Etape 2 – Début février La résidence au TNB / Le festival Travelling
Le temps de la résidence, pendant le festival, a été l’occasion de visionnages de films et de passionnantes rencontres. Ces moments ont été l’occasion de travailler l’univers de chaque participant à ce projet et de trouver un angle singulier à mettre en résonnance avec mon souhait de réaliser un podcast diffusable dans une salle de cinéma.
Visionner : Les films d’Hermina Tyrlova / La “Main” de Jiri Trnka / “La Petite Taupe” de Zdenek Miller / Stomach of the world d’Eva Kotakova / tous les films de Jan Svankmajer. / “Le Golem” de Juri Baria , “Ma famille Afghane” de Michaela Pavlatova.
Étape 3 – Février/mars 2022 : écouter la récolte de sons
Dérushage des sons, comme une boîte à promesses.
Après montage et retranscription de ces entretiens, il m’est apparu qu’il s’agissait d’une très bonne source de travail, mais partiellement inadaptée à ma façon de travailler et au projet. En effet, de manière générale je puise dans le réel des situations singulières pour tendre vers un récit inspiré par les rencontres et situations. Or, en raison de l’immersion dans le festival, il m’a semblé que ces interviews étaient destinées à devenir une série de podcasts autour de la création dans le cinéma d’animation.
Donc, arrivé à cette étape de maturation et d’essais, la perspective de transformer ce collectage en une proposition plus artistique, personnelle et élaborée s’est imposée. Mais comment ?
Étape 4 – Avril 2022
Oublier, faire le deuil temporaire du collectage, des entretiens et des situations enregistrées lors du Festival Travelling. Abandonner partiellement l’intégration des rencontres dans ce rendu.
Je me retrouve devant une page blanche, en quête de ce qui m’anime pour mon “Ranime-toi Lenka!“ Je me demande comment jouer avec les codes cinématographiques grand public tout en gardant mes axes de réflexion de réalisateur de documentaires radiophoniques.
Et comment proposer une immersion utilisant le 5.1 mais en tenant compte d’un environnement tourné vers l’écran ? Des questions donc, des doutes ..un écran presque blanc.…une page presque blanche…
Étape 5 – Avril-août : Émergence des thèmes habitant le récit
De fin avril jusqu’en août, les thèmes ont émergé au gré de mes lectures et pendant tout le processus d’écriture :
- La mémoire et l’oubli : l’origine est perdue, pas de mémoire sans oubli
- L’exil : réinventer son origine, transmettre la mémoire
- Revivre après un accident cérébral
- Le cinéma d’animation Tchèque et les femmes scénaristes / réalisatrices : des résistantes et humanistes, une liberté de ton, de pensée. Une réflexion sur leur métier de cinéaste en tant que femmes.
- Le surréalisme tchèque et plus précisément : l’association du rêve et du réel / le thème du double et de l’étrange inquiétude / Le stop motion et la marionnette ramenant à la question de l’identité.
- Éthologie : Le comportement du perroquet gris du Gabon.
Étape 6 – Juin/Juillet
A ce stade, j’ai créé une forme sonore selon les thèmes envisagés. J’ai ainsi composé de la musique et du sound design, enregistré des paysages sonores. J’ai tenté des successions d’idées audios sans textes, des montages de voix… Et enfin, j’ai rendu un premier bout à bout fin juin. Puis j’ai laissé reposer toutes les lectures, les visionnages.
C’est à peu près à ce moment-là que j’ai intégré un 3ème personnage, Andrea l’Intelligence Artificielle. C’est aussi là que j’ai décidé de contacter Mariannick Bellot (autrice de documentaires et de fictions sonores) comme regard éclairant sur le scénario et personnage de mon histoire.
Etape 7
Contacter un ami comédien et responsable de casting, Martial le Minoux que je souhaitais avoir comme voix pour interpréter Mirek. Il a répondu présent pour s’occuper du casting de la voix de Lenka.
Étape 8
L’écriture du scénario après le vide et les doutes. Se réveiller un matin, commencer à taper quelques lignes puis des paragraphes, puis des séquences, ne plus s’arrêter pendant deux semaines dès que le temps le permettait…écrire et encore écrire frénétiquement.
Se documenter pour compléter les situations, écrire et encore écrire et relire. Enfin le scénario était, et je l’ai envoyé à Mariannick et Martial pour une première lecture. Restait entre aout et novembre toujours en plus de mon travail de réalisateur, à enregistrer Mariannick, les comédiens, tout monter et construire, assembler et composer la fiction, répartir les sources en multicanal, mixer et masteriser.
« Je me suis demandé comment jouer avec les codes cinématographiques grand public tout en gardant mes axes de réflexion de réalisateur de documentaires radiophoniques.»
2. Banc de montage d'une fiction sonore
Tout en haut en orange : quelques petits sons de Sound Design rythmant les interventions d’Andréa, l’IA, de Lenka et Mirek. Ce sont de petits sons aigus et aériens.
En dessous en rouge nous avons 3 pistes stéréo pour la voix d’Andrea avec 3 types de prises de sons simultanées (Proximité, normal et ambiance) avec des effets de hauteurs variables sur la voix, et doubleurs de fréquences pour avoir une voix transformée : type voix de synthèse mais pas trop robotique non plus.
En dessous en violet, les voix de Lenka (interprétée par Fabiola) et Mirek (interprétée par Martial) en mono. J’ai enregistré simultanément 3 pistes par voix avec le même procédé qu’Andréa soit 8 pistes avec les ambiances Pour chaque personnage j’ai enregistré une piste avec un micro ayant une couleur plutôt chaude et ronde, une autre piste avec un micro plus précis et restituant fidèlement tous le spectre de la voix pour plus de discernement et d’articulation, enfin une 3ème piste avec un micro disposé à environ un mètre permettant d’avoir une prise un peu plus dans l’espace acoustique du lieu. Et pour finir, une prise stéréo dite “d’ambiance” pour récupérer un peu l’acoustique naturelle du lieu et les résonances de la voix comme une réverbération naturelle que je pourrais mélanger ou pas avec les dialogues.
Juste en dessous en violet 6 pistes stéréo qui sont des pistes d’interview en situation, en intérieur ou extérieur, en mouvement ou statique (Xavier Kawa Topor, Mariannick Bellot, la séquence Radio, les élèves du conservatoire de Rennes et leur professeur Ricardo, Ken perdu, Gilles Deleuze)
En bleu turquoise sous les pistes de voix nous avons le Sound Design de Mirek lorsqu’il incarne le vrai perroquet qui fait son « Jaco » avec des sons de vrais perroquets enregistrés, ou gracieusement donnés par Mathilde Simon, ou encore des chants de perroquets récupérés sur internet. Et enfin quelques bruitages de bruits d’ailes de perroquet que j’ai imité et enregistré avec des plumeaux et d’autres bruitages comme le chat et autres sons .
En jaune plus bas ce sont les pistes dites « musicales » ou « scénarisées » comme la scène d’un vieux film de science-fiction recomposée par exemple ou une musique originale accompagnant un texte ou encore une situation, ou bien les compositions « cinématique » dans les scènes d’hypnose ou la net radio du « Grand Media Data ».
Le travail de composition de ces musiques ou scènes est assez élaboré et nécessite une production en amont (celle du début par exemple). Elles sont souvent fabriquées sur une trentaine de pistes et réalisées / mixées dans d’autres sessions similaires. Le résultat en stéréo est importé dans cette session finale pour plus de clarté et réparti ensuite dans l’espace.
En dessous en bleu clair, c’est tout le Sound design, les petits sons composés ou des gros sons un peu électroacoustiques, voir électroniques (Glitch) et quelques bruitages transformés.
Enfin pour finir tout en bas, en vert ce sont les pistes « d’Ambiances » avec des prises de sons originales de paysages sonores que j’ai enregistrés pour l’occasion (Mer en Bretagne, ambiance de parc, forêt, maison, port de plaisance, rivière) ou que j’avais déjà collecté lors de mes enregistrements en mode « chasseur de sons » de paysages
« Pour chaque personnage j’ai enregistré une piste avec un micro ayant une couleur plutôt chaude et ronde, une autre piste avec un micro plus précis pour plus de discernement et d’articulation, enfin une troisème piste avec un micro disposé à environ un mètre permettant d’avoir une prise un peu plus dans l’espace acoustique du lieu. »
3. Composer pour la fiction sonore
Dans un premier temps, j’ai eu envie d’une musique très élaborée, avec une orchestration conséquente (cela aurait pu satisfaire l’égo du compositeur !). Mais à cause de mes derniers travaux et avec l’âge, ce qui m’attire aujourd’hui est de trouver le bon “son”, souvent minimal. Ca peut être une trame, une petite phrase mélodique, une proposition rythmique qui, lorsqu’elle revient après un nombre impressionnant de réécoutes, vous procure toujours la même émotion qu’au tout début, la même jubilation.
4. Diriger un personnage de fiction
Chez France Culture je suis amené à “diriger” des lectures ou des interprétations avec des comédiens, mais je ne donne que des intentions, des situations ou des modes de jeux.
Dans nos prises de voix avec Andrea, nous avons travaillé par répétition et imitation. Je proposais des intonations et nous corrigions le texte en fonction de ce qui passait ou pas à l’oral. Avec Fabiola et Martial, que se soit en dialogue ou en monologue, je donnais mes intentions et validais ce qui me semblait bon, mais tout venait soit des propositions des comédiens, soit de la direction d’acteur de Martial dont l’expérience m’a appris énormément et qui a bien aidé Fabiola.
De mon côté, je gérais la prise de son en 8 pistes et je devais aussi avoir une écoute technique pour valider les propositions. Ici aussi nous avons corrigé des parties pour passer de l’écrit à l’oral.
En sommes, nous avons fait un vrai travail d’équipe où les compétences de chacune et chacun se sont avérées précieuses et complémentaires.
«Je gérais la prise des voix sur 8 pistes. Je devais aussi avoir une écoute technique pour valider les propositions des comédiens. »
5. Fictionnaliser le réel avec Mariannick Bellot
Mariannick Bellot est autrice de documentaires et de fictions pour la radio. On lui doit notamment le désormais classique Le Bocal produit par ARTE Radio.
En fait, Mariannick et moi nous avions collaborés sur un documentaire de création dont j’étais le réalisateur. Nous avons une reconnaissance mutuelle, nous apprécions le travail de l’autre.
Je l’ai sollicitée pour m’aider et incarner la meilleure amie de Lenka, mais pas en tant que comédienne. Plutôt en étant elle-même. Elle a évidemment lu le scénario avant notre rencontre, mais nous avons décidé de ne pas trop préparer ces instants, histoire de garder de l’impro et du mystère. Cependant, le fait de lui faire lire la première version du scénario à été libérateur pour moi, primordial et salvateur tant je redoutais cet instant.
Son regard a été bienveillant. Elle m’a fait quelques retours sur Lenka qui m’ont aidé à mieux préciser le personnage. Elle a aussi noté toutes les répétitions concernant le thème de la mémoire et de l’oubli dans le récit.
« Avec Mariannick Bellot, nous avons décidé de ne pas trop préparer ces instants, histoire de garder de l’impro et du mystère. »
Bonus - Patard et Aubier : rencontre avec deux figures clé de l'animation
Parmi les interviews non retenues, il y a eu cette rencontre avec les auteurs de l’iconique Panique au village. Si nous n’entendons pas leurs voix, leur influence a pourtant été décisive dans le travail de Gilles. Il nous raconte pourquoi.
Toutes les personnes rencontrées à Rennes pendant le Festival travelling m’ont marqué. Patard et Aubier ne sont pas tchèques mais ils rentraient en résonance avec la sensibilité du projet : leur plaisir de créer, avec une sorte de jubilation me rappelait lorsqu’enfant je jouais avec mes petits personnages, des décors et racontais des histoires à haute voix sur le mode “On dirait que…”
Pour aller plus loin
Tout au long de cette fabrication, Gilles Mardirossian s’est (re)plongé dans quelques ouvrages qui ont nourri « Ranime-toi Lenka ! »…
- La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul RICOEUR (ed. Seuil)
- Du jour au lendemain : entretiens avec Alain Veinstein (ed. Amourier, INA)
- Oubli, Jean-Paul Mari lu par Léa Gadbois-Lamer au Théâtre National de Strasboug, 2014
Propos recueillis par Nolwenn Thivault dans le cadre de l’enregistrement du film sonore « Ranimes-toi Lenka » par Gilles Mardirossian